lundi 26 juin 2017

Céline années 1930

Effacer Céline ? par Jérôme Leroy et la réponse de l'auteur de Céline, la race, le Juif



S'il devait (ou pouvait) y avoir un ultime article dans la presse sur le pavé du couple Taguieff-Durafour, j'aimerais que cela fut celui-ci… Nous le devons à Jérôme Leroy dans le très philosémite mensuel Causeur le 08 avril 2017. Il débute par une plaisante uchronie :

«L’information est passée presque inaperçue : le 23 février 2016, la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem inaugurait à Villeurbanne, sur le territoire de sa future circonscription, un collège Louis-Ferdinand Céline, presque quatre-vingts ans après la tragique disparition de l’auteur. Elle saluait la mémoire du grand écrivain, mort dans un accident de la circulation, le 20 mai 1936 à Londres, quelques jours après la parution de son second et dernier roman, Mort à crédit.
Najat Vallaud-Belkacem célébrait dans son discours, en la personne de Louis-Ferdinand Céline, un écrivain qui, par son pacifisme intégral, son anticolonialisme virulent, sa dénonciation de la misère sociale et de l’enfance malheureuse, son sacerdoce de médecin des pauvres, demeurait une des grandes consciences littéraires de son temps à l’image d’un Victor Hugo ou d’un Émile Zola, dont la ministre rappelait que Céline avait prononcé l’éloge à Médan le 1er octobre 1933. Najat Vallaud-Belkacem citait d’ailleurs un extrait de cet hommage célinien qu’elle estimait capital : " L’œuvre de Zola ressemble pour nous, par certains côtés, à l’œuvre de Pasteur si solide, si vivante encore, en deux ou trois points essentiels. Chez ces deux hommes, transposés, nous retrouvons la même technique méticuleuse de création, le même souci de probité expérimentale et surtout le même formidable pouvoir de démonstration, chez Zola devenu épique." 
La ministre concluait alors sur la chance qu’auraient les futurs élèves de ce nouveau collège Louis-Ferdinand Céline de s’émanciper grâce à l’école de la République sous le patronage de cette figure incontestée de l’humanisme, du progressisme et de l’antiracisme.

Faut-il brûler Voyage au bout de la nuit à cause de L’Ecole des cadavres ?

Les paragraphes qui précèdent sont évidemment une fiction, ou plus précisément une uchronie. Céline n’est pas mort écrasé par une voiture à Londres le 20 mai 1936 mais à Meudon le 1er juillet 1961 à l’âge de 67 ans. Il n’est pas simplement l’auteur de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit mais aussi de huit autres romans et de quatre pamphlets dont trois sont ouvertement antisémites et toujours interdits de publication, notamment sous la pression de la veuve de Céline, Lucette Destouches qui, à l’heure où nous écrivons, est toujours vivante et a atteint l’âge de… 104 ans ! Il s’agit de Bagatelles pour un massacre(1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941).»


Céline, toujours dans la réalité, a fait partie des collabos sans complexe pendant l’Occupation, totalement obsédé par les juifs, et n’a dû son salut qu’à une fuite précipitée en juin 1944 en Allemagne. Il arrive à Sigmaringen où s’est réfugié un gouvernement fantoche avec Pétain et Laval. Céline y reste cinq mois et donne un tableau atroce et hilarant de cette période dans Rigodon, son dernier roman. Il s’enfuit au Danemark en mars 1945 sous un faux nom, alors qu’en France il est inculpé de haute trahison. Repéré par les autorités danoises, il est incarcéré pendant quatorze mois. Commence une bataille juridique avec le gouvernement français qui réclame son extradition. Libéré sur parole, il ne rentrera en France qu’en juillet 1951 après avoir bénéficié d’une amnistie applicable aux anciens combattants blessés lors de la Grande Guerre. Il passe les dernières années de sa vie à Meudon avec Lucette alors que Roger Nimier s’occupe de son œuvre chez Gallimard.





Comment faire coexister les deux aspects de ce même homme ? Faut-il brûler Voyage au bout de la nuit à cause de L’École des cadavres ? L’antisémitisme de Céline est-il la colonne vertébrale de son œuvre ou un élément contingent dont on pourrait s’abstraire au nom du génie de l’écrivain ?

C’est l’objet d’une guerre civile à bas bruit dans la République des lettres et même dans la société tout entière, comme l’a prouvé la déprogrammation polémique en 2011, par Frédéric Mitterrand, de Céline dans les commémorations officielles.
Le statut même de Céline est paradoxal : ses œuvres complètes sont disponibles dans la Pléiade, il est présent dans les manuels de littérature, parfois en bonne place, et il est l’objet de nombreuses études universitaires. Mais il est aussi celui dont, pour des raisons plus ou moins avouables, on achète les pamphlets pour des sommes astronomiques chez des bouquinistes qui évitent de les exposer en vitrine. Ou alors on télécharge sur internet et pas seulement sur les sites révisionnistes ou négationnistes, des textes où le délire le dispute à l’abjection, la paranoïa à l’horreur, sans que ce mélange puisse servir de circonstance atténuante à son auteur.

Cette guerre civile intellectuelle continue de plus belle aujourd’hui, avec la somme impressionnante et érudite de Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour, Céline, la Race, le Juif, dossier entièrement à charge de 1 200 pages dont près du tiers est constitué par les notes.
Pour les auteurs, l’affaire est entendue. Non seulement Céline est un antisémite de la pire espèce mais il l’était, en germe, depuis le début. Ils nous expliquent cela, à défaut de forcément nous le démontrer, notamment par de nombreux faits biographiques mais aussi en montrant comment, dès ses études de médecine, Céline s’inscrit dans un antisémitisme à prétention scientifique qui avait déjà été étudié par Taguieff dans L’Antisémitisme de plume (1940-1944), ouvrage collectif dans lequel Annick Duraffour avait déjà donné une étude reprise ici en partie. Ils s’en prennent vigoureusement, ce qui est fondé, aux thuriféraires d’extrême droite de Céline mais aussi, et là, c’est parfois plus discutable, aux écrivains qui l’admirent (Sollers, Houellebecq), ainsi qu’aux biographes (Frédéric Vitoux, François Gibaud) ou aux spécialistes (Henri Godard qui est l’éditeur de Céline en Pléiade). Tous sont accusés de négliger le contexte historique, de le minorer, voire de le méconnaître par ignorance pure et simple. Ils les appellent d’ailleurs les « célinistes », comme s’il s’agissait d’un parti constitué, bien plus fréquemment que les « céliniens », le choix du suffixe indiquant bien l’intention polémique.

Les réelles intentions de Céline

Pourtant, eux-mêmes ne sont pas nécessairement à l’abri de la subjectivité qu’ils dénoncent. Un exemple parmi d’autres, une lettre de Céline expliquant ses intentions à propos de Bagatelles pour un massacre: « J’aurais pu donner dans la science, la biologie où je suis un peu orfèvre. J’aurais pu céder à la tentation d’avoir magistralement raison. Je n’ai pas voulu. J’ai tenu à déconner un peu pour demeurer sur le plan populaire. » Et Taguieff et Duraffour de l’interpréter comme la preuve d’une intention de pure propagande. Mais « déconner » pourrait très bien, aussi, signifier que Céline se place dans l’énormité, la caricature même abjecte, plutôt que dans la propagande.

Ceux pour qui il y a eu dans la vie, vers 16 ans, un avant et un après la lecture du Voyage au bout de la nuit, et dont je fais partie, ont été effondrés en découvrant les pamphlets. Ils ont cherché à comprendre, ce qui n’est pas excuser, et en ce qui me concerne, j’ai lu, lors de sa réédition en 1983, le texte prophétique de Kaminski Céline en chemise brune ou le mal du présent (H. E. Kaminski, éditions Champ libre, 1983). Tout en déclarant : «J’ai été un grand admirateur de Céline et j’aurais aimé le rester », Kaminski dénonce Bagatelles pour un massacre comme un texte hitlérien dont les motivations sont moitié psychologiques, voire psychiatriques avec ce sentiment d’avoir été persécuté par les juifs sur le plan personnel et professionnel, moitié idéologiques au nom d’un eugénisme racial dans la tradition de Gobineau ou Vacher de Lapouge.

Taguieff et Duraffour, qui font allusion trois fois à Kaminski, vont plus loin que lui. Ils refusent d’emblée, et c’est le principal reproche qu’on pourrait leur faire, d’envisager Céline comme un écrivain antisémite qui demeurerait quand même un écrivain pour ne plus voir en lui qu’un antisémite qui aurait écrit, presque par hasard, des romans, mais dont le cœur vivant de l’œuvre serait les pamphlets : « Il nous est donné, à travers lui, d’explorer le fonctionnement mental et de sonder l’imaginaire antisémite comme on a rarement la possibilité de le faire. C’est la possibilité d’éclairer de l’intérieur un engagement hitlérien en France et d’explorer un type de personnalité encline à la haine et au fanatisme. » Bref, Céline ici est nié dans sa dimension de créateur et on réduit l’objet de son étude à une pathologie, un peu à la manière dont Michel Onfray s’est attaqué à Sade : pour des raisons extra-littéraires, quitte à flirter avec la mauvaise foi quand il s’agit de montrer que, finalement, Céline n’est pas le génie qu’on a dit, qu’il n’a pas inventé grand-chose et qu’il n’a pas opéré dans l’emploi de la langue et la perception du réel qui en découle, cette révolution copernicienne qui en fait, malgré tout – hélas, diront certains dont moi –, un génie comme Rabelais, Balzac ou Proust.

Les contours d’un littérairement correct

Plus généralement, un travail aussi fouillé que celui de Céline, la Race, le Juif pose un problème de plus en plus fréquent aujourd’hui : la volonté, assez étonnante en démocratie, de définir les contours d’un littérairement correct. C’est cette pulsion inquiétante qui a poussé ces derniers temps des féministes à trouver qu’il y avait trop peu de femmes parmi les écrivains proposés dans les épreuves du bac de français, même s’il est difficile d’en trouver autant que des hommes dès qu’on remonte au-delà du XXe siècle, ou à entamer des procès pour pédophilie avec condamnation rétroactive à propos, par exemple, de Lolita de Nabokov. 
L’enfer de la morale, en l’occurrence, est pavé de bonnes intentions. Quitte à oublier le célèbre avertissement de Gide qui savait le caractère scandaleux, par essence, de la littérature, « on ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments », et à finir par transformer nos bibliothèques en désert.


Céline : l’antidote Muray


Le Céline de Muray est à peine évoqué dans le Taguieff et Duraffour. Publié en 1981, Philippe Muray s’y montrait pourtant un grand admirateur de Céline. Mais il se révélait aussi le premier à ne pas éluder le problème des pamphlets, et donc de l’antisémitisme de Céline. Il ne les excuse pas ni ne les condamne car les choses pour lui ne peuvent se juger en ces termes. Une œuvre littéraire est un tout, et la lire c’est penser sa cohérence mais aussi ses contradictions, et même comprendre que les contradictions sont une cohérence.


Parlant du thème de l’extermination des juifs dans les pamphlets, Muray démontre de manière serrée que ce projet n’apparaît jamais dans les romans. Il note aussi que l’antisémitisme de Céline déplaît profondément à ses amis nazis, voire les effraie. Pour Taguieff et Duraffour, c’est une preuve à charge de l’extrémisme de Céline là où Muray, convaincant, montre que Céline, en fait, gêne parce qu’il écrit tout haut ce que les antisémites BCBG comme Morand ou Jouhandeau susurrent avec élégance dans les salons de l’Occupation. Le Céline antisémite est hyperbolique et paradoxalement devient un révélateur de l’horreur qui vient, qui est là. L’écrivain, surtout quand il est génial, dit toujours, même malgré lui, la vérité de ce qu’il voudrait cacher. Céline fait ainsi, consciemment ou non, exploser l’euphémisation du discours nazi ou pro-nazi, comme une catharsis.


Muray ne tombe pas pour autant dans le piège des «deux Céline» qui est la défausse de tant de céliniens comme le remarquent Taguieff et Duraffour. Muray pense aussi qu’il n’y a qu’un Céline mais il en tire des conclusions radicalement différentes : « S’il n’y a pas eu deux Céline, c’est que celui des pamphlets se trouvait à l’intérieur de l’autre, comme une maladie du corps à l’intérieur de l’âme […] Lentement, livre après livre, Céline s’est guéri de sa propre maladie. C’est une tragédie intégralement littéraire. […] Et finalement, il a réussi. »




Pour le reste, dans une préface à la réédition de son Céline en 2000, il semble répondre par anticipation à Taguieff et Duraffour : « Dans de telles conditions, la volonté d’expulser Céline une bonne fois pour toutes de l’histoire de la littérature, après l’avoir bien sûr jugé et rejugé et voué aux pires supplices, est inattaquable ; et, de toute façon, qui oserait protester face à tant de justiciers qui ne peuvent plus se tromper puisqu’en sortant de l’Erreur, ils ont accédé à l’Innocence ? »


Céline, Philippe Muray, Gallimard, collection Tel 



La réponse de Pierre-André Taguieff

Ce qui vaut à Jérôme Leroy une réponse publiée le 23 avril 2017 qui ne nous apprend rien de plus tant Pierre-André Taguieff – plus psittaciste que jamais (il a fait carrière sur deux idées qu'il rabâche depuis des années et ses livres se suivent et se ressemblent –, s'enfonce dans la mauvaise foi et dont nous ne retiendrons que cet aveu : «Délire de persécution, mais aussi posture du persécuté prise sans vergogne par un délateur dont nous analysons les sinistres activités sous l’Occupation. C’est le cœur de la légende célinienne, une légende victimaire. Sur la base de ses mensonges et de ses délires, Céline a été angélisé, victimisé, héroïsé.» Ce qui nous paraît l'analyse la plus fausse et la plus contradictoire possible, si loin de la réalité !

Auteur d’un essai sur l’antisémitisme de Céline, Pierre-André Taguieff a voulu répondre à l’article de Jérôme Leroy paru dans le dernier numéro de Causeur.
La rédaction

«Les Français tiennent à leurs contes de fée nationaux, surtout quand ils prennent une couleur littéraire – exception culturelle oblige –, et l’éclosion supposée de « l’écrivain de génie » nommé Céline en est un. Devant ce lieu de mémoire, on est tenu d’admirer sans s’interroger, de contempler sans questionner. Il n’est pas question de toucher à l’intouchable. Même les bobards du « génie littéraire » sont sacrés. Oser les mettre en question, c’est blasphémer à la française, c’est-à-dire faire preuve de «haine de la littérature», comme le répètent en chœur les critiques psittacistes de notre livre, Céline, la race, le Juif.

Céline, une mythologie
Les célinophiles inconditionnels de toutes obédiences se sont évertués à propager des « vies de Céline » légendaires, récits apologétiques recyclant nombre de ses mensonges et de ses mythes personnels (par exemple, ses prétendues origines bretonnes et flamandes), et légitimant ses postures trompeuses, celles notamment du « persécuté », du « bouc émissaire ». « Le persécuté c’est moi », écrit  Céline à Lucette Destouches le 13 août 1946. Délire de persécution, mais aussi posture du persécuté prise sans vergogne par un délateur dont nous analysons les sinistres activités sous l’Occupation. C’est le cœur de la légende célinienne, une légende victimaire. Sur la base de ses mensonges et de ses délires, Céline a été angélisé, victimisé, héroïsé.

Le cas Céline a été ainsi mythologisé. L’écrivain s’est transformé en idole. Le culte qui lui est rendu a ses grands prêtres, son clergé, ses rites, ses chapelles et ses célébrations solennelles, ses prières en guise de commentaires. La communauté de fidèles ainsi instituée a ses textes sacrés, ses apologistes professionnels et ses inquisiteurs, lesquels procèdent à l’excommunication des infidèles. Ce culte a même ses mystères, dont le principal est bien connu : le mystère de la transsusbtantiation du pur génie en salaud intégral (et la transmutation inverse). Depuis 1961, l’amoncellement des biographies complaisantes et romancées de Céline a suscité une vulgate célinophile qui a ses mandarins, ses profiteurs et ses colleurs d’affiches. Cette célinophilie est devenue une composante du littérairement correct. Le malheur est que les thèmes de ce récit enchanteur et trompeur ont été intériorisés par nombre de lecteurs aussi naïfs qu’admiratifs de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit. Ces lecteurs admiratifs du romancier forment une communauté de croyants. Le catéchisme céliniste semble les satisfaire, au point de les transformer subrepticement en adeptes. Ce qui les choque, c’est précisément la critique de leur cher catéchisme, celui qu’entretiennent les prêcheurs professionnels du culte, qui en vivent. Nous sommes en présence d’une  entreprise d’endoctrinement qui a réussi.

Illusions perdues
Dans Céline, la race, le Juif, dont l’un des objectifs est de contribuer à la démythologisation du phénomène Céline, plus d’un demi-siècle après la mort de l’écrivain, nous nous sommes risqués à suivre le sage conseil de Voltaire : « On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité. » Nous n’imaginions pas que le dévoilement, aussi partiel soit-il, de la simple vérité sur l’écrivain, le pamphlétaire antijuif et le propagandiste pronazi serait perçue et dénoncée comme une action scandaleuse. Nous avions sous-estimé la force de l’admiration aveugle et la violence de l’indignation moralisante. Sous-estimé aussi les intérêts éditoriaux et journalistiques liés à la préservation de la légende littéraire. Ces intérêts suffisent à expliquer pourquoi tant d’articles médiocres, rédigés à la hâte par des journalistes n’ayant pas lu notre livre, se ressemblent étrangement : fabriqués avec un petit nombre de clichés, d’impasses calculées et d’accusations infondées, leur seul objectif est de dissuader le lecteur d’ouvrir notre ouvrage, histoire de protéger la communauté des fidèles des « mauvaises » influences extérieures. Les pontifes du célinisme savent que leur statut symbolique tient au phénomène de « polarisation de groupe », par lequel les fidèles restent entre eux, partagent leur goût des images installées et renforcent leur adhésion aux dogmes célinistes. L’admiration est une chose, et elle ne se discute pas. Le manque de probité intellectuelle en est une autre. C’est là qu’est le vrai scandale. Occasion de rappeler que les règlements de comptes sont le déshonneur de la critique littéraire.

En nous efforçant de dissiper les mensonges pieux et les illusions réconfortantes sur l’idole Céline, c’est-à-dire de remplacer une légende littéraire par une série de faits vérifiés sur l’homme et l’écrivain, nous ne nous proposons nullement  d’« effacer Céline » ni de le « résumer à son seul antisémitisme ». Il ne s’agit pas pour nous de « brûler » le moindre écrit de Céline, parce que leur auteur serait un « salaud ». Ni de criminaliser les lecteurs de Céline, en en faisant des « salauds » par contamination !  Rien dans notre livre ne permet de nous attribuer une telle vision. Les céliniens ordinaires, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, qui prennent plaisir à lire Céline, sont à nos yeux fort respectables. Certains universitaires pourraient en faire l’objet d’une étude sociologique. Mais on ne trouve rien de tel dans notre livre, dont ce n’est pas le propos. Quant aux pamphlets antijuifs de Céline, il reste à en faire une véritable édition critique, fondée sur une connaissance approfondie des sources ainsi que sur une intelligence des objectifs et des stratégies du propagandiste doublé d’un plagiaire pressé. Ce travail critique a été exemplairement commencé par Alice Kaplan en 1987 sur Bagatelles pour un massacre. Nous l’avons poursuivi dans notre livre, en tenant compte de nouveaux documents, en particulier de la correspondance. Notre examen critique porte en outre sur la légende de l’écrivain maudit et « génial » que Céline forge en exil au Danemark ainsi que sur les activités des célinistes militants et des célinolâtres de profession, ceux qui s’efforcent, depuis les années 1960, de blanchir et de transfigurer Céline en s’inspirant de son auto-mythologisation.

Loin de nous cependant l’idée selon laquelle les écrits sur Céline seraient tous du genre hagiographique et témoigneraient tous d’une complaisance frivole à l’égard de l’écrivain engagé, voire d’une complicité idéologique avec lui. Il y a des exceptions notables, dûment relevées dans notre livre. Il en va ainsi des travaux de Jean-Pierre Dauphin, Marie-Christine Bellosta, Annie Montaux, André Derval, Philippe Roussin, Marie Hartmann, Gaël Richard, Jérôme Meizoz, Odile Roynette, etc., dont nous saluons autant l’honnêteté intellectuelle que la compétence dans le domaine.

Céline choque Je suis partout!
Il s’agissait pour nous à la fois, dans notre livre, d’établir les faits et de poser le problème plus général, sur ce cas exemplaire, de la responsabilité morale et politique de l’écrivain. Car, dans la légende célinienne, le culte du « style » pur a permis d’imposer l’image de l’écrivain « de génie », irresponsable et intouchable, magnifiquement « infréquentable », admirablement « réfractaire ». Cette esthétisation va de pair avec une dépolitisation de la trajectoire de Céline, qui fut, en dépit de ses dénégations d’après-guerre, un écrivain engagé, mû par des idées et des passions politiques. « Je suis raciste et hitlérien, vous ne l’ignorez pas », écrit-il à Robert Brasillach en juin 1939. Et il ajoute : « Je hais le Juif, les Juifs, la juiverie, absolument, fondamentalement, instinctivement, de toutes les façons. Une haine parfaite. » Cette lettre, Brasillach refusera de la publier dans Je suis partout, comme d’autres par la suite. Céline, par son pro-hitlérisme inconditionnel et son extrémisme antijuif, a réussi à choquer la direction de l’hebdomadaire fasciste.

Il faut souligner à cet égard l’exceptionnalité célinienne. Dans l’espace de l’antisémitisme de plume des années 1930, on rencontre des extrémistes marginaux (Henry Coston, Henri-Robert Petit, Louis Darquier, Jean Boissel, Jean Drault, etc.), antijuifs professionnels stipendiés, et des « modérés » jugés fréquentables, journalistes ou écrivains, illustrant l’« antisémitisme de salon ». Céline est le seul écrivain antisémite à illustrer la catégorie de l’extrémiste non marginal, le seul écrivain célèbre à s’être engagé totalement et explicitement dans la propagande antijuive et raciste d’obédience pro-nazie.

Notre livre, qui s’attaque aux idées reçues ou imposées sur Céline et son itinéraire, a suscité une polémique à laquelle nous nous attendions. Ce qui nous surprend, et nous consterne, c’est d’abord que nos contradicteurs nous prêtent des thèses qui nous sont étrangères, ensuite qu’ils prétendent parfois que les thèses que nous avançons, et qui les choquent, ne seraient pas fondées sur des preuves. Étrange argument, qu’affectionnent des critiques qui n’ont jamais travaillé sur archives et dont la culture célinienne se limite à la lecture de quelques publications de célinistes pieux ou militants. On comprend dans ces conditions qu’ils ne veuillent rien savoir de ce qui dérange leurs certitudes.

Un as de la délation
Par exemple, le double fait que Céline a pratiqué la délation sous l’Occupation (ses dénonciations sont passées en revue dans notre livre) et a joué le rôle d’un « agent du SD » (service de renseignements de la police allemande), selon l’expression utilisée par la direction générale des Renseignements généraux sur la base des auditions de  Helmut Knochen, chef de la police allemande en France. Céline est identifié comme « agent du SD » dans  une liste de 45 noms d’« agents de l’ennemi », qu’on trouve dans les archives récemment ouvertes. On peut le considérer comme un « agent » par conviction idéologique, disons un collaborateur volontaire des services de police allemands, prêt à apporter ses informations, son avis et ses conseils sur les mesures à prendre, notamment sur la « solution » de la « question juive ». Les auditions et interrogatoires de Knochen,  entendu par la DST puis par les Renseignements généraux entre novembre 1946 et janvier 1947, viennent corroborer les déclarations, jusque-là isolées, de Hans Grimm, Hauptscharführer SS à Rennes. Ce  responsable SS avait déclaré devant le tribunal de Leipzig que Céline avait pu obtenir un laisser-passer pour la zone côtière interdite grâce à une recommandation de Knochen et qu’il effectuait des missions pour le SD à Saint-Malo. Knochen cite  « parmi les Français désireux de collaborer volontairement avec les services allemands : Montandon, Darquier de Pellepoix,  Puységur,  Céline,  Lesdain », ardents hitlériens et antisémites fanatiques.

Le désir de ne pas savoir qui motive nos critiques les a empêchés de lire sérieusement notre livre, où lesdites preuves sont présentées, contextualisées, analysées. Mais il est vrai que notre livre frôle les 1200 pages ! Quand, chez des gens pressés, la paresse intellectuelle rencontre la mauvaise foi, le choix n’est plus qu’entre le silence qui tue et l’exécution sommaire. Faute de pouvoir imposer le silence, ils ont opté pour l’anathème. Ultime tentative de restaurer leur autorité défaillante et négation magique du crépuscule de leur idole.

Si la figure qui se dégage de notre étude est celle d’un personnage haïssable ou méprisable, ou encore celle d’un écrivain aux postures trompeuses, nous n’y pouvons rien. Et surtout, pour nous qui vivons depuis notre enfance dans un univers culturel où la littérature tient la plus grande place, cela n’a rien à voir avec une quelconque « haine de la littérature ». De la même manière, le fait d’avoir publié une longue étude intitulée Wagner contre les Juifs n’implique nullement que je serais mû par une secrète « haine de la musique ». De tels arguments sont pitoyables. Faut-il ajouter, puisque le célinocentrisme est à l’ordre du jour, que la littérature du XXe siècle ne se réduit pas aux romans de Céline ?  Et, pour souligner une autre évidence, que la littérature ne se réduit pas au genre « roman » ? Mais c’est là une tout autre histoire.