mardi 7 novembre 2017

Quand Kaminski expliquait l'antisémitisme de Céline

Céline en chemise brune par Hanns-Erich Kaminski.
Edition Mille et une nuits, septembre 1997, strictement conforme
à celle publiées par les Nouvelles Editions Excelsior en 1938.


« Il me manque des haines, pensa-t-il. Je suis certain qu’elles existent. Seulement, comment les trouver ? Le soir tomba. Le crépuscule enveloppait la rue d’un brouillard mélancolique. Bien que l’on fût en hiver, Céline n’avait pas ouvert le chauffage central. Il voulait avoir froid, être seul et désespérer. 
Avec précaution il s’approcha de la fenêtre et regarda dehors, sans lever le rideau, attentif à ce qu’on ne le remarquât pas. Cependant, il ne voyait personne… Était-il donc tombé si bas que nul ne l’espionnât, que nul ne le persécutât ? C’est un piège, se dit-il. Ils veulent m’avoir. Ils pensent m’endormir… Me rendre ?… Non, jamais !… Je les provoquerai. Je les forcerai à me haïr… Je ne veux pas me perdre dans une médiocrité qui serait la fin et l’oubli… Je réagirai. Mais il attendait en vain l’étincelle créatrice. Je ne peux pourtant pas les épater par une lavallière et un chapeau à larges bords, réfléchit-il. Le genre bohème a aujourd’hui pour seul effet de rendre les gens indulgents… Essayer d’écrire comme Paul Valéry? Quelques critiques me combleraient d’éloges et je pourrais gagner des prix littéraires de cinq cents francs… Me convertir à grand bruit au catholicisme et entrer dans les ordres ? La bure ne m’irait pas mal, mais ça fait trop ancienne sociétaire de la Comédie Française… Je pourrais aussi empoisonner les membres de l’académie Goncourt. Un officier autrichien a tué tous ses aînés de promotion, en leur envoyant du poison sous forme de pilules contre la faiblesse sexuelle. Seulement, deux cents écrivains français m’en féliciteraient… Il faut trouver autre chose… 
Depuis des semaines déjà, il était à la poursuite d’une idée. N’y avait-il vraiment rien qui les ferait rager ? Il fallait les rendre fous de colère, tous, sans exception, les aristocrates aussi bien que les ouvriers, sans parler des bourgeois. Mais il ne trouvait pas la belle provocation. Il avait beau marcher pendant de longues heures – prudemment, bien entendu, et toujours à l’écart des passants –, la seule chose qu’il découvrait, c’étaient des noms sur des boutiques qui, tout au plus, pourraient servir pour les personnages d’un roman. Le dimanche arriva, encore un dimanche dans ces semaines de détresse ! Céline courait toujours après sa provocation, comme d’autres après une femme, un emploi ou le succès. Il marchait sans but, sans savoir où il était. Il n’aurait pas non plus remarqué qu’il était arrivé au marché aux puces, si son attention n’avait été éveillée par la rencontre inopinée de Paul Morand. Le grand poète était en conversation animée avec deux brocanteurs juifs. Plein de prévenance, il semblait les envelopper d’amabilités, et ses yeux de grand explorateur de pays lointains et de boîtes de nuit se faisaient doux et suppliants. Il leur tendait plusieurs de ses œuvres, comme s’il avait voulu les leur vendre. 
- Qu’est-ce que vous faites ici? demanda Céline d ‘un ton bourru. Votre rayon, c’est les Champs Élysées et les rues adjacentes… 
Paul Morand était visiblement mal à son aise. Il s’empressa de prendre courtoisement congé des deux brocanteurs. Puis il salua Céline d’un sourire un peu forcé, et réussit à l’entraîner dans un café. C’était l’heure de l’apéritif. Les deux hommes ne résistaient pas à l’appel de cette heure sacrée et, bien que Céline ne prît qu’un quart Vichy, ils échangeaient bientôt des confidences. 
- Puisque j’ai beaucoup de sympathie pour vous, je vais vous dire la vérité, dit Paul Morand après quelques verres. Ce n’est pas pour situer une scène que j’ai quitté mon quartier. Je suis allé au marché aux puces, parce qu’il me faut un piston. Vous savez peut-être que je veux poser ma candidature à l’Académie française. J’ai donc besoin de soutiens. 
- Et vous les cherchez au marché aux puces ? 
- Précisément. Ignoriez-vous que l’Académie est tout à fait sous l’influence des Juifs ? Tous les académiciens sont des Juifs et ils tiennent ferme les ficelles des élections. Les deux brocanteurs avec lesquels vous m’avez vu sont justement des Grands Électeurs. 
Céline commença à devenir attentif. 
- Oui, continua Paul Morand, c’est une honte ! Toute la France est sous la domination des Youpins. Connaissez-vous l’histoire de Saumur ?… Eh bien, cette ville est pleine de jeunes Juives, riches et jolies, qui y sont envoyées par les Sages de Sion. 
- Saumur ? 
- Parfaitement. Parce qu’il y a là l’École de Cavalerie. 
- Mais pour quoi faire ? 
- Pour se faire épouser par de jeunes aristocrates. Ne savez-vous pas que les Juifs sacrifient chaque année un certain nombre de leurs filles, pour corrompre ainsi le sang des peuples aryens, en commençant par l’aristocratie ? Hitler lui-même l’affirme dans Mein Kampf 
- Mais c’est abominable ! s’écria Céline. Vous me voyez écoeuré. Il faut absolument empêcher ce crime, et je ne saurais vous dire combien je suis heureux d‘avoir rencontré en vous un homme qui a des lumières en cette matière. 
- Tu parles, mon vieux! je connais les trucs des Youpins, mais je me garderai bien de les emmerder. Ma candidature serait foutue. 
Céline tressaillit. 
- Je suis peiné, dit-il, de vous entendre user d’un langage aussi ordurier. Vos œuvres, si riches d’idées généreuses et profondes, m’ont donné l’habitude d’un tout autre parler. 
- Merde! répondit Paul Morand. Et toi, alors ! 
- Les belles-lettres, soupira Céline, m’amènent quelquefois à m’écarter du véritable langage de mon âme qui m’entraîne vers les contes innocents et les ballets sentimentaux. Souffrez que je vous parle maintenant dans les termes que votre présence m’inspire, d’autant plus que je suis malheureux et désemparé. Vous m’avez laissé entrevoir les possibilités de la belle campagne qui pourrait sauver les peuples aryens de l’influence funeste des Juifs. Unissons donc nos forces et nos talents et partons ensemble. pour cette croisade sacrée !
Mais Paul Morand secoua la tête. 
- Du bidon! Je marche pas. J’ai pas envie de m'faire casser la gueule. 
- Dussé-je en périr, s’écria Céline, je les combattrai ! Désormais je connais ma voie. Je continuerai l’œuvre de Vercingétorix, je rendrai la France aux Gaules et je la purifierai du germe de décomposition qui nous est venu de l'étranger depuis César. Voilà enfin mon sujet ! Il me donnera l’occasion de provoquer tout le monde, de m’attirer toutes les haines et de gagner des millions. Vous m’avez ouvert de nouveaux horizons, mon cher Morand.