vendredi 8 décembre 2017

Allez-y sans moi... Un film de Patrick Buisson dans Eléments n° 169

L'optimisme selon Céline: « Toutes les guerres depuis le Déluge ont eu pour musique l'Optimisme ... Tous les assassins voient l'avenir en rose, ça fait partie du métier » (Mea culpa). 
Et le peuple ? « Le Peuple c'est un vrai Musée de toutes les conneries des Âges » (L'école des cadavres).


En 1 h 30, le directeur de la chaîne Histoire nous venge de la bêtise contemporaine. Miracle résurrectionnel du verbe et de l'image, son film Allez-y sans moi... est comme un lâcher de lions – le meilleur de la littérature – dans l'arène de la médiacratie. Tout y passe. Les femmes, les bons sentiments, le nouvel ordre moral, le panurgisme. À voir toutes affaires cessantes.

J -o-u-i-s-s-i-f, c'est jouissif. Là, pour le coup, on y va avec lui ! Où ça ? Voir le dernier film de Patrick Buisson, Allez-y sans moi ... Il y a convié tous les Alceste et tous les Diogène des lettres françaises, le « grand fichier des délinquants textuels»: anars de droite, misanthropes, dandys provocateurs et cancres flamboyants. Les moustaches en croc de Dali, les lunettes rondes d'Anouilh, les frusques miteuses de Céline, le cigarillo de Muray, la voix de Jean Gabin (Il a la voix de son regard », disait Prévert), l'oeil cyclopéen de Jean-Edern Hallier, le chapeau de Léautaud, le crâne dégarni de Blier, le tabac gris de Jacques Perret, la casquette d'Audiard et les chansons de Brassens. La plus belle galerie d'anarchistes conservateurs jamais rassemblée, qui ont été toute leur vie en butte aux mollusques de la sous-culture journalistique, aux vieux cataplasmes détrempés de la pensée molle, aux chaisières du féminisme, aux ectoplasmes de la socialedémocratie. Ringards? « On les croit démodés alors qu'ils sont à la pointe de la mode. Ils rabattent la prétention des progressistes à se croire la jeunesse du monde », nous confie un Buisson réjoui d'avoir réuni le plus beau des castings : les maîtres incontestés de la punchline. Ah, notre Père, donnez-nous notre citation quotidienne de Céline et de Léon Bloy ! 
Chemin faisant, le directeur de la chaîne Histoire a inventé un nouveau genre de film, ni docu ni fiction, mais une sorte de scénarisation de la langue, entremêlant trois niveaux narratifs: le texte littéraire, l'image d'archive et la musique. Cela fonde l'originalité de ses films, tous réalisés par Guillaume Laidet. Beaucoup plus qu'une anthologie de bons mots, une symphonie. Plus qu'un dîner de têtes, un banquet, où Socrate et Agathon ont été remplacés par Céline, Cioran, Vialatte, Bernanos, Bloy, Anouilh, Léautaud. À eux tous, ils n'aiment ni les mots d'ordre, ni les jours d'élection, qui sont pour eux jours de deuil. Si la royauté parfois trouve grâce à leurs yeux, eux-mêmes sont des rois en exil, leur royaume n'est pas de ce monde officiel. Ce sont les voix off de la littérature, l'Académie de la rue et l'école de la dissidence. Mélancoliques ou colériques, en haillons ou en jabot, ils font bande à part. Ils ont vu trop de saloperies pour se raconter des blagues. Les vertus théologales les font soupirer. S'ils croient, c'est seulement au péché originel, et le péché originel c'est celui de ne pas être original.



Jusqu'où descendra-t-on?
« Comme disait Cocteau, nous explique Buisson, la poésie n'est pas faite pour être lue, elle est faite pour être là. C'est ce que j'ai voulu faire. Restituer une époque dans son panel de nuances. L'histoire scientifique n'y parvient pas toujours, là où la ressource littéraire s'offre comme un outil de compréhension de l'histoire. »

LA PLUS BELLE GALERIE D'ANARCHISTES CONSERVATEURS, 
TOUTE LEUR VIE EN BUTTE AUX MOLLUSQUES DE LA SOUS-CULTURE
JOURNALISTIQUE ET AUX VIEUX CATAPLASMES DÉTREMPÉS 
DE LA PENSÉE MOLLE.

Pour cela, il a fait appel à trois comédiens de grande race. Stanislas de La Touche, en Alceste ronchon, campe un Céline aussi vrai que nature (il faut avoir vu son prodigieux spectacle Y en a que ça emmerde qu'il y a des gens de Courbevoie). Urbain Cancelier, aussi rond que pétillant, avec son gilet, sa montre gousset et ses talons rouges. Lui qui s'était fait connaître par son rôle d'épicier dans Le fabuleux destin d'Amélie Poulain nous livre ici un fabuleux festin. Alain Pochet dans la peau du comte de Saint-Flour d'Anouilh incarne un réac magnifique en costume queue-de-pie qui n'a plus voté depuis l'élection d'Hugues Capet en 987. Quant au quatrième personnage, car il y en a un quatrième, c'est Audiard, dernier coryphée du peuple de Paris. Audiard est la somme de tous les comédiens qu'il a fait parler, Gabin en Archimède le clochard, Blier dans Un idiot à Paris (Trente tonnes de barbaque sur le carreau alors qu'on crève de faim à Chandernagor »), André Pousse dans Faut pas prendre les erifants du bon Dieu pour des canards sauvages, Mireille Darc dans Les bons vivants (En 43, papa a été fusillé par les Allemands ... il avait déserté de la LVF). Qui oserait écrire ça de nos jours ? La plupart de ces bons mots enflammeraient les réseaux sociaux et mettraient en branle la machine à s'indigner, commerce très lucratif. Ah, misère! Jusqu'où descendra-t-on? On avait Georges Brassens, on n'a plus que des Julien Doré. On avait Léautaud, il faut s'extasier sur Jean d'Ormesson et BHL (à qui Buisson réserve un traitement spécial, ainsi qu'à Bernard Kouchner étrillé en « saint Vincent de Paul du grand banditisme caritatif », selon le mot de Muray). On avait Gabin, Blier, Ventura, les Omar Sy, Albert Dupontel et Romain Duris les ont remplacés. On avait Audiard, il faut endurer Cédric Klapisch. On avait Dali et Jean-Edern, c'est Cyril Hanouna qui a pris la relève.
À quoi tient la déchéance de notre civilisation? Au déclin conjugué des salons et des bistrots populaires. La disparition du faubourg Saint -Germain et des faubourgs parisiens a fait que la grande culture et la culture populaire ont perdu leur humus fécondant.
Le peuple a été émasculé, mis aux normes hollywoodiennes, suivant un processus de pasteurisation culturelle. Finie, la verdeur de la langue. C'est pourtant à elle qu'on mesure le degré de vitalité d'une culture. Mais voilà, « on peuplu rien dire », comme dans la chanson de Didier Bourdon des Inconnus. Notre vie ressemble à une addition d'interdits, peut-être même à une addiction à l'interdit. Résultat : la France s'ennuie, comme l'écrivait Viansson-Ponté dans Le Monde la veille de 1968. C'est l'aurea mediocritas à tous les niveaux, mètre étalon de notre nullité.
Les choses sont peut-être en train de changer, augurons que Allez-y sans moi ... n'y aura pas qu'un peu contribué. »


Allez-y sans moi..., Les antimodernes sont parmi nous
un film de Patrick Buisson, chaîne Histoire(
première diffusion le 10 décembre 2017).


Le Bulletin célinien n° 400 Entrevue avec son fondateur dans Eléments n° 169

Dans le bimestriel Eléments n° 169 de Décembre 2017
A la rubrique Un homme, une revue
Marc Laudelout, Directeur-fondateur
du Bulletin célinien vu par Chard
Propos recueillis par François Bousquet
Entretien avec Marc Laudelout, Directeur-fondateur du Bulletin célinien

Voyage au bout de Céline
Le Bulletin célinien fête son 400e numéro. Les céliniens le lisent avec la même avidité que Julien Sorel se jetant sur le Bulletin de la Grande Armée.




ÉLÉMENTS : Quelle mouche vous a piqué quand vous avez lancé en 1982 le premier numéro du Bulletin célinien ?

MARC LAUDELOUT : En fait, il y eut d'abord un n° 0, très recherché par les amateurs, qui fut publié à la fin de l'année1981, celle du vingtième anniversaire de la mort de Céline. L'idée était de prolonger la chronique de l'actualité célinienne qui figurait dans feu La Revue célinienne, que j'avais fondée en 1979. Elle n'eut que trois numéros ayant laissé la place à une maison d'édition du même nom qui publia notamment trois essais sur Céline de mon compatriote Pol Vandromme, dont le dernier consacré aux relations croisées entre Céline, Marcel Aymé et Roger Nimier. 



Le Bulletin se voulait donc au départ (c'était bien avant Internet) un lien régulier avec les céliniens pour les informer des publications, conférences et colloques, adaptations théâtrales, échos de presse, etc. D'abord trimestriel, le BC devint mensuel dès l'année 1983 et augmenta peu à peu son nombre de pages pour se stabiliser depuis quelques années à 24 pages format in-octavo. Aujourd'hui nous publions des études, des témoignages, des correspondances inédites, des commentaires divers, en plus de la recension de l'actualité célinienne. Enseignant pendant une trentaine d'années, j'ai toujours eu une vocation rentrée de journaliste (littéraire) : le BC fut l'occasion d'assouvir ce penchant. Avant de créer le Bulletin, j'ai collaboré à une revue belge aujourd'hui disparue, Europe-Magazine, qui me permit d'interviewer des personnalités admirant Céline, comme Arletty, lectrice enthousiaste de Voyage en 1932, ou Robert Poulet, auteur d'un des premiers livres sur le sujet (Entretiens familiers avec L.-F. Céline) paru en 1958.




Dans Le Nouvel Europe magazine, un article place Céline à droite…



Le Bulletin célinien est le seul mensuel consacré à un écrivain. Céline serait-il un monde à lui seul ?

ML : C'est une œuvre considérable qui suscite un nombre élevé d'essais (une demi-douzaine cette année) et trois revues spécifiques en plus du BC (Études céliniennes, L’Année Céline et Spécial Céline). À l'instar de certains peintres, Céline a su renouveler sa manière : il y a une constante évolution stylistique et narrative de Voyage au bout de la nuit à Mort à crédit, puis de Mort à crédit à Féerie pour une autre fois. Céline, c'est aussi toute une mythologie qui fascine les céliniens : du médecin de dispensaire à Clichy au clochard dépenaillé de Meudon en passant par l'exilé ostracisé au Danemark. Toute son œuvre, écrite à la première personne, est largement inspirée par sa vie mouvementée. Très marqué par la Première Guerre au début de laquelle il fut grièvement blessé au cours d'une mission héroïque de liaison, il connut ensuite une vie aventureuse à Londres (où il se maria pour la première fois à l'âge de 22 ans), puis au Cameroun, où il géra une plantation avant d'entreprendre, en Bretagne et à Paris, des études de médecine. Plus tard son engagement politique l'amena à connaître en 1944 l’Allemagne dévastée et la colonie française de Sigmaringen, dans le Bade Wurtemberg. Ces expériences multiples ont nourri dix romans écrits du début des années trente à l'année 1961 qui est celle de sa mort, alors qu'il n'a pas terminé la mise au point de son ultime roman, Rigodon, qui sera posthume.

« Je crains l'homme d'un seul livre », disait saint Thomas d'Aquin. 
Faut-il se méfier de l'homme d'un seul auteur ?

ML : La plupart des céliniens sont loin de ne s'intéresser qu'à leur écrivain de prédilection. Pour ma part, je suis aussi un lecteur passionné de Proust,Tolstoï, Faulkner, Kundera, Roth, et tant d'autres. Mais il est difficile d'être spécialiste patenté de plusieurs écrivains à la fois. Henri Godard, brillant exégète de Céline, y est arrivé en travaillant aussi sur Giono et Malraux. Loin de moi l'idée de me comparer à ce professeur émérite de la Sorbonne ! Comme je l'indique dans le n° 400, je me considère comme un simple publiciste célinien auquel on peut tout au plus reconnaître une certaine constance.

Rassurez-nous : il n'y aucune raison que l'aventure du Bulletin se termine. Céline est inépuisable...

ML : En effet. Cette œuvre est très riche et en réalité assez méconnue (en dehors de Voyage et de la trilogie allemande). À l'égal de celle des géants de la littérature mondiale, elle se prête à maintes analyses comme le montrent, depuis 1976, les colloquies organisés par la Société d'études céliniennes. Le prochain aura lieu en juillet prochain sur le thème « Céline et le politique », vaste sujet. Le fait que l'auteur ait souhaité la victoire des forces de l'Axe, sans parler de son antisémitisme et même de son racisme, fait de lui un auteur dont on n'a pas fini d'interroger la personnalité complexe et ambivalente. Céline est à la fois un romancier, créateur d'un style original à la mesure de son imaginaire, et un pamphlétaire d'une grande virulence qui fait de lui un écrivain éminemment sulfureux, même s'il est pléiadisé et reconnu dans le monde comme l'un des plus grands auteurs du siècle passé.

Pour s'abonner: 56 € par an, comprenant les 11 numéros de l'année à venir (chèque à Marc Laudelout, 139 rue Saint-Lambert, 
BP 77, 1200 Bruxelles, Belgique) 
Le Bulletin célinien a aussi un blog: http://bulletincelinien.com